La timidité des arbres

Îles

Il existe une île sur laquelle
Les pétales géométriques capturent l’œil
Soie fuchsia, pourpre, dorée.
Sous les ailes des feuilles,
Poussent oiseaux du paradis, vipérine
Figuier de barbarie, dragonnier.

Le soir la brume envahit la forêt de laurisylve
qui pousse grâce aux alizés.
Les branches entrelacées cachent le ciel
pour qu’à l’intérieur de cette maison ramifiée,
le brouillard comble l’espace en volutes douces,
et caresse les cheveux de mousse des écorces.

Sur une autre île, juste à côté,
Quelques bergers sifflent un langage inventé
Hey comment ça va?
Je suis en chemin, et toi?
Ils laissent glisser leur corps le long d’une perche plantée dans les pierres
et descendent les collines pour suivre leurs bêtes.

Sur une troisième île,
Il y a la terre rouge et noire
Jaillie des volcans le long de la faille.
Au fil du temps, cette fratrie a poussé au milieu de la mer
Un chœur de filles, sœurs de rochers.
Aucune ne ressemble à l’autre,
Toutes sont issues de la même faille profonde

Aux terrasses,
L’été, des poissons ronds sont servis.
À la table des touristes, la serveuse les découpe
Puis amène des bananes couchées dans le miel de palme.
Sur ces îles, on dirait que les oiseaux ne dorment jamais.

Le vent souffle en bas des falaises,
il a emporté le parasol qui protège les épaules nues.
Pour aller le récupérer il faut passer à côté de la plage,
Et ne pas regarder ce qu’on ne veut pas voir
Ces corps à la peau noire
Ces corps enfants
Trente-quatre corps entassés rejetés pliés
Soixante-huit mains
Soixante-huit yeux
Six cent quatre-vingts doigts
Cette semaine
Et combien de pensées
Combien de larmes
Combien de rêves
Pour que seuls parviennent sur la côte
Vivants, deux hommes et une femme.

Silence dans le village,
Les bergers se sont tus
Tout le monde a vu
Tout le monde voit
Tout le monde sait

Que la mer a avalé, englouti, recraché
Les corps fragiles de ceux qui voulaient traverser.
À la nage, entassés, désespérés, les yeux écarquillés
Sans que jamais l’espace ne se réduise
Entre ceux qui ont
Et ceux qui n’ont rien.

Ils voulaient
Travailler dur pour siroter à l’ombre des palmiers
Ils n’avaient
Que leurs bras pour nager
Leur ventre pour créer
Et leurs yeux pour espérer

La frontière qui sépare les hommes
est encore une mer à traverser.

Le dernier cri du loup

Au coin de cette inconnue
Attendre le feu pour traverser
Cheveux propres,
Veste fermée
Mains gantées.

Un cri fend mon oreille
Que veut-il?
Syllabes pulvérisées sur mon corps
Vibration autour des oreilles
Le corps massif et rigide
Encagé dans un déambulateur
crie
cri
insupportable

devant moi un jeune homme immobile
emmuré dans son sac à dos, figé
cri
insupportable
je ne comprends pas
cri
un géant traverse,
cape de vison, sourire
peau sombre
l’écouteur dans l’oreille il se balance
danseur de l’asphalte
meneur de fête
le cri traverse mon oreille
je n’ai pas les codes
je viens d’arriver dans cette ville dans ce pays
il fait si froid
cri
cet homme vit dans la rue dans le froid
soudain
il tombe
le corps rigide bascule
comme un bout de bois

mes yeux dans ceux d’une étudiante
vite, relever
ne pas le blesser,
ne pas se contaminer
le virus…

Le danseur glisse,
mains et torse solides
relève le corps à terre
masse coquée, boursouflée
je vois la forme de leurs yeux pareille
je comprends
frères d’yeux et de langue
le lien de ceux que je ne connais pas
je comprends
la fraternité entre ceux que je ne connais pas
je comprends
le corps cassé sur le trottoir
pieds dans des coquilles de plastique
je comprends
géant aux pieds coupés
langue inaudible
corps arqué
je comprends
les yeux allongés comme des sourires
il est du peuple effacé
ceux que je ne connais pas

Le feu passe au vert
Le danseur embrasse de sa jeunesse,
tape le dos, parole amie
il rassure
je l’abandonne
je traverse
emportée

J’ai basculé
devant les peaux du chasseur chassé
le chasseur que j’avais imaginé
attentif au vent, à la glace, entrainé
a les jambes coupées,
soufflé
son corps tombé sur le trottoir
à cet endroit ce moment
happée, aspirée,
il me hurle dans sa langue muette
sa douleur
sa douleur en plein cœur
cri de gorge

gueule de loup

son dernier cri avant l’oubli
abandonné et fou
le dernier cri avant l’oubli
ton cri me transperce,
géant plus grand que mes rêves
dans ton corps la trace du froid auquel je ne pourrai jamais survivre
les hivers que je ne connais pas
les traces invisibles que tu connais
les chemins que tu connais
l’alcool bu pour vivre
le loup s’est perdu
le loup à l’agonie
crie

La bestia

« On dit que de l’autre côté, ils mangent les enfants
comme moi. On peut dire n’importe quoi.
On ne se voit plus. »

Extrait de L’ombre portée de Philippe Ducros

Textes :
Hélène Chauvin

La timidité des arbres :
Lecture : Hélène Chauvin

La bestia :
Lecture : Ludger Côté et Nadia Martinez